Accéder au contenu principal

Le paysage en mille morceaux

 

D'aussi loin que je me souvienne, « on apprenait à voir loin, on apprenait à voir grand, on apprenait à voir longtemps », c'est que nous enseignait Jacques Simon, celui-là même, qui a ouvert le sillon du paysage et que depuis, nous n'avons jamais quitté.

Dans le voyage quotidien, le paysage comme la ville, se sont au fil des jours, et sous nos yeux, éparpillés, fractionnés, morcelés et trop souvent, presque démembrés. Pourtant, parce qu'il est porté par le projet, le paysage s'obstine à nous engager dans la promesse d'un meilleur avenir. Vivre mieux, vivre ensemble au cœur d'un lieu partagé, commun, solidarisé, l'espace public, a marqué depuis toujours, l'essence de la république démocratique, avec notre pratique quotidienne de vie.

 

Mais aujourd'hui nous observons tous les jours que, les lieux sont de plus en plus appropriés par des groupes d'usagers spécifiques, il en résulte un démembrement insidieux qui génère de plus en plus d'anxiété et d'insécurité.
La pratique (sous de fallacieuses raisons techniques) du fractionnement avec la captation d'un morceau d'espace pour chaque usage ; les voitures, les vélos, les bus, les piétons, les bébés, le troisième âge…, efface le sens du domaine public (celui qui appartient à tous,). Le domaine public pourtant dessiné par l'aménagement élégant, simple, lisible, polyvalent.., est le lieu où, s'inscrivent les règles non dites de la communauté, et qui en font, l'endroit porteur de lien social. Le « vivre ensemble » appelé des vœux des politiques, s'établit sous le contrôle démocratique de chacun. Dans le lieu public, tous doivent pouvoir cohabiter ensembles et personne ne peut tirer ou capter à son avantage l'espace de tous.
Il faut, dès lors, mieux mesurer, la responsabilité des « Pouvoirs » dans cette montée de l'insécurité liée à la fragmentation de l'espace. Car à travers cette fragmentation (justifiée par les techniques, guidées par leur seule logique) mais mise en œuvre sous l'autorité du politique, le contrôle démocratique ne peut plus s'exercer, puisque l'espace commun n'est plus partagé par tous les citoyens, mais au contraire, réservé à certains usages et par voie de conséquence réservé à certains particuliers. Et cela, bien évidemment, a ses revers, car cette bataille engagée pour l'appropriation de l'espace, génère le fait que chacun d'entre nous, n'est plus respecté comme citoyen, et c'est en partie ce qui fait naître l'anxiété de tous. En marchant, par exemple, simplement dans la rue et en croisant un autre type d'usager ; un vélo ou une voiture…, avec la crainte d’être bousculé, voir renversé, puisque l'on sait bien, que l'autre considère que l'espace lui est dévolu, la peur s'empare de vous. Ce qui pourrait paraître une petite histoire virtuelle, sans conséquence arrive bel et bien quotidiennement.
Cette fragmentation fait que le plus fort tire les lignes à soi. Elle est aujourd'hui renforcée par l'idée d'une nécessité, voir un diktat de devoir organiser le paysage moderne lié à une vie urbaine sur encombrée, où nous sommes de plus en plus nombreux.
Pourtant, si on en croit l'adage « diviser pour mieux régner », on est en droit de se demander, si en se dégageant de la culture de l'aménagement au profit d'une captation de l'espace mais surtout en laissant faire, le politique n'assure plus son rôle de pacification de l'espace, et ce faisant, s'il n'a pas laissé grandir le malaise social.  Comment s'étonner que seulement 50 % de nos concitoyens acceptent de voter. Car à l'instar de la pensée, le fractionnement ne permet plus la vue d'ensemble, qui, seule génère l'idée, l'idéologie porté par le politique.


Voir Loin, voir grand, voir longtemps

Face au primat de la technique sur le projet, il faut retrouver le chemin de la culture du projet.
Alors que l'aménagement consomme et transforme l'espace dans un temps rapide en morceaux mal accolés, le paysage est au contraire à l'image d'une grande mosaïque où, les pièces s'assemblent indéfiniment ; la campagne, la ville, les bassins versants, la montagne, la plaine, les prairies, les champs, et les bois…, Il ignore le fractionnement. Ce qui réunit la campagne et la ville : la fluidité, les proportions, la topographie, la simultanéité des actions où, l’eau maîtrisée dirige l’usage, et le savoir dimensionné du végétal, est la réalité du travail de projet. Le paysage par là traverse toute la planète, continue et sans limites.
Les contractions entre aménagement, environnement ne peuvent être résolues que par un projet capable de créer une situation nouvelle, de dénouer les difficultés, d'être visionnaire…, mais cela nécessite des auteurs-projeteurs et des porteurs de projets aux savoirs communs.
Ce travail intègre toutes sortes de renseignements précieux ; des observations, des mesures, des résultats scientifiques… Le projet de paysage opère le « potentiel actif des lieux » à toutes échelles, rassemble les connaissances, crée le bon gouvernement. Si ces principes de paysages sont pris en compte, alors on peut aborder autrement l'aménagement. La vue d'ensemble qui en résulte permet de mieux définir les limites sectorielles, administratives, économiques, écologiques car elle fait sens, elle mobilise, suscite l'adhésion de tous. Elle introduit une dynamique généreuse et visionnaire avec la sérénité nécessaire dont les métropoles comme les campagnes ont un besoin urgent.
Le travail de projet porte l'idée de l'avenir comme un défi, il engage le concepteur à produire un paysage de qualité. Cela n'est jamais évoqué et donc encore moins mis en œuvre. C'est ainsi la pensée même de la composition du projet qui est aujourd'hui évacuée. C'est précisément là, qu'il faudrait introduire de la réflexion comme la responsabilité des pouvoirs publics pour le paysage et sa culture du projet. Le paysage est la matière sensible et compréhensible par tous de ce concept un peu abstrait du développement durable. La beauté du paysage élève l'homme sauvage qui sommeille en nous, lui donne le courage et l'énergie pour surmonter les crises qui l'assaille. Elle le rend aussi plus civilisé et moins agressif à l'autre car elle lui permet de voir loin, de voir grand, de voir longtemps.
Pour 2016, c'est l'avenir avec la création, l'invention du projet dont nous formons le vœu et que nous aimerions partager pour vivre avec vous une bonne année en bonne santé.

 Anne Fortier-Kriegel,  Gilles Vexlard,  Laurence Vacherot

 

  • Créé le .
  • Dernière mise à jour le .
  • Vues : 1850

Ajouter un Commentaire

Enregistrer