En retard d’un travail
Serions-nous en retard d’un travail ? Il arrive en effet que nous travaillions pour fabriquer des produits sans avenir, et que nous le fassions comme hier, avec la même organisation sociale, alors que les temps ont bien changé.
A quoi sert, par exemple, de chercher de nouveaux gisements de pétrole, quand on sait qu’il faudra laisser les 2/3 des ressources connues là où elles sont, dans les profondeurs, pour cause d’effet de serre. Pourquoi mobiliser la fine fleur des ingénieurs pour cette tâche qui ne sert qu’à augmenter les parts de marché des entreprises ? L’entreprise, justement, est souvent assimilée à une machine à faire de l’argent, sans égard à la nature du travail qui s’y fait. S’il ne s’agit que de « faire de l’argent », tout est bon, y compris produire des biens qui ne servent à rien, ou qui font du mal, ou qui seront jetés prématurément. L’obsolescence programmée en est une bonne illustration, qui consiste à provoquer artificiellement la fin de vie d’un produit pour « faire tourner l’économie ». Une économie qui, dans ces conditions, ne produit plus de richesse nette, mais une illusion de richesse. Du travail sans utilité. En poussant la logique jusqu’au bout, on arrive à « Travailler pour travailler ». C’est le travail pour occuper les gens, ne pas les laisser sans rien faire. L’exemple type est le célèbre sapeur Camember(1), qui rebouche des trous en en creusant d’autres. Cet objectif peut aussi être atteint en retardant le progrès technique, qui augmenterait la productivité du travail. Travailler plus que nécessaire pour la même production, n’est-ce pas du gâchis de travail ? la réduction du temps de travail est une donnée historique, et tant mieux s’il est possible de satisfaire nos besoins avec moins de travail. C’est notamment une manière de faire face à la prolongation de la durée de vie, au besoin de formation tout au long de la vie, et de bien d’autres défis du monde moderne. Henry Ford, célèbre entrepreneur, l’avait bien compris, qui avait institué dès 1926 la semaine de 5 jours, après avoir doublé les salaires 12 ans auparavant. Nous observons la tendance inverse aujourd’hui. Curieusement, ceux qui voudraient maintenir, voire augmenter le temps de travail, sont souvent les mêmes qui prônent la modernisation, les fusions, l’informatisation, pour accroître la productivité.
En retard d’un travail, c’est aussi la rigidité de nos organisations. Le modèle de référence est toujours la grande entreprise, celle qui est très majoritairement représentée dans les syndicats, qu’ils soient patronaux ou ouvriers. Les petites ont toujours été marginalisées, avec leurs modes de fonctionnement spécifiques, et de nouvelles formes d’organisation sont apparues, ubérisation, auto-entrepreneur, télétravail, nouvelles technologies de l’information et de la communication, intelligence artificielle, etc. L’emploi à vie dans la même entreprise devient l’exception, et il n’est pas rare qu’un salarié travaille pour plusieurs patrons simultanément, notamment dans les fonctions dites « support », sans parler de toutes les formes d’intermittence. Parallèlement, les employeurs se plaignent de ne pas trouver le personnel qu’ils recherchent, malgré la persistance d’un taux de chômage important. Il y a sans doute des raisons liées aux compétences, aux formations disponibles sur le marché du travail, mais n’est-ce pas aussi en partie lié aux conditions de travail, à l’intérêt de travail proposé, à l’organisation des entreprises, au mode de management ? Il n’y a pas longtemps, c’était l’employeur qui fixait ses conditions, aujourd’hui les postulants à un emploi se sentent en mesure d’exprimer leurs exigences, dans le contexte de pénurie de candidats. Une occasion de revoir le type d’organisation et de statut du travail, en intégrant le contexte sociologique et technologique d’aujourd’hui. La formation tout au long de la vie, maintes fois évoquée mais peu pratiquée, pourrait s’imposer, de nouveaux types de relations au sein de l’entreprise pourraient être expérimentés. La crise sanitaire a accéléré le développement du télétravail, mais la brutalité des évènements n’a pas permis son appropriation par les intéressés, managers et personnels à distance. Le retour physique dans les entreprises s’est révélé parfois difficile. Il n’est plus possible de travailler « comme avant ». C’est un formidable chantier social qui s’ouvre, la recherche de nouveaux modes de travail, de nouvelles relations au sein du monde du travail, quel que soit le statut des personnels. Une opportunité de progresser à la fois pour éviter d’avoir un travail de retard, et pour faire du travail un atout pour le développement durable.
1 - Les Facéties du sapeur Camember, bande dessinée créée par Christophe pour Le Petit Français illustré entre 1890 et 1896
Edito du 1er mai 2024
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