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Un autre monde

"Nous n’habitons pas la même planète que nos aïeux, la leur était immense", la nôtre est petite » nous dit Bertrand de Jouvenel (1). Il a bien raison, le monde a changé profondément et dans de nombreux aspects. La finitude de la planète on est un, déterminant, mais ce n'est pas le seul. La puissance des techniques modernes a changé la nature des interventions humaines. Le numérique et l'intelligence artificielle bouleversent nos modes de travail et notre productivité. Les modes de communication et d'information n’ont plus rien à voir avec les anciennes pratiques. Les pays du Sud revendiquent à juste titre une place équivalente aux occidentaux. La population mondiale s’approche de ses limites et vieillit inéluctablement dans la partie du monde la plus industrialisée. Nos connaissances scientifiques et nos moyens d'investigation sont infiniment plus approfondis.

Un monde très différent de celui d'hier, mais nous raisonnons toujours comme avant.

Pour comprendre l’importance de ce décalage, c’est comme si l’invention de l’imprimerie n’avait rien changé aux modes de penser d’avant, ou comme si le passage du cinéma du muet au parlant n’avait pas changé la manière de faire des films.

Il résulte de cette inertie mentale un grand désarroi, une inadaptation de nos institutions et de nos modes de vie au monde qui s'est créé sous nos yeux, et qui évolue en permanence.

Prenons quelques exemples dans l’actualité récente.

Le carbone. Un grand ami de l'humanité, avec l’invention du feu et la possibilité de cuire les aliments. Il nous faut aujourd'hui s’en passer. Un changement de cap redoutable, tant nos modes de vie ont intégré cet élément. Un renoncement qui peut apparaître comme un reniement de l'histoire de l'humanité. Nos imaginaires sont mis à l'épreuve. Il nous faut en trouver de nouveaux.

Dans un tout autre domaine, la retraite. Imaginée pour permettre une fin de vie sereine, pendant quelques années. Aujourd'hui, notre durée de vie à la retraite atteint fréquemment une ou 2 dizaines d'années, et parfois encore plus. Souvent autant que notre durée de vie avant l’âge d’entrer dans le monde productif. La retraite est devenue une nouvelle phase de la vie, une phase à part entière qui mérite d'être considérée comme telle, et à laquelle il faut donner du sens.

Embraillons sur le travail. Un châtiment, si l’on en croit l'origine étymologique du mot, ou encore la bible. Un temps à part dans la vie, que nous consacrons à des activités imposées. Une forme modernisée d’esclavage, que les luttes sociales ont permis de civiliser, et dont nous essayons de réduire l’importance, ou du moins la durée. Certains ont pu prédire la fin du travail, et imaginé des formes de vie débarrassées de cette pénible obligation. Un revenu minimum est évoqué à cette fin. Après des siècles ou même des millénaires de tendance à la réduction du temps de travail, voici qu’il nous est demandé de travailler plus. Un choc dans nos esprits, et une exigence insupportable tant que le travail est considéré comme une contrainte et une parenthèse dans la vie, où nous ne disposons plus de nous-mêmes. Le discours sur la « valeur travail » est inaudible dans un tel contexte. Comment changer le rapport au travail, pour donner envie de travailler non pas pour gagner plus et consommer plus, mais pour le plaisir de faire œuvre utile, pour la fierté de la qualité de sa production, pour la chaleur des relations humaines nouées au travail. Travailler mieux pour vivre mieux, serait la nouvelle manière de valoriser la « valeur travail ».

La santé et l’environnement disposent de leur propre administration, de leurs codes et de leurs professionnels. Deux domaines qui seraient à la charge de secteurs d’activité bien définis, personnels médicaux d’un côté, environnementalistes de l’autre. Et pourtant, nous savons que la bonne santé et la qualité de l’environnement dépendent largement de décisions et de pratiques qui n’ont rien à voir avec la santé et l’environnement, lesquels ne sont convoqués que quand ça va mal. Les modes de vie, l’alimentation, les conditions de travail, les produits que nous utilisons, et bien d’autres causes de dégradation de la santé et de l’environnement sont hors du champ de compétence des responsables de la santé et de l’environnement, cantonnés pour l’essentiel dans un rôle de réparateurs ou de censeurs.

Bien d’autres domaines pourraient être évoqués, pour illustrer le décalage entre nos états d’esprit et la réalité du XXIe siècle, comme l’alimentation, l’éducation ou encore les loisirs. Si nous ne changeons pas de regard sur la société, ses règles du jeu, et nos aspirations, nous resterons attachés à un monde qui n’existe plus, nos « solutions » seront sans avenir, et nos civilisations vont s’éteindre progressivement, souvent dans la douleur. Il nous faut changer d’imaginaire, inventer d’autres futurs que le simple prolongement du passé. Une nouvelle étape de l’aventure humaine.

1 - Dans Arcadie, essais sur le mieux vivre, ©S.E.D.E.I.S, 1968

Edito du 12 juin 2024

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