Sensibilité
Paul Valéry, une des personnalités les plus lucides du siècle dernier, disait qu’il ne fallait pas opposer intelligence et sensibilité, car la sensibilité est le moteur de l’intelligence. Une intuition inconnue de beaucoup de nos dirigeants, obnubilés par les approches rationnelles, ou mieux « raisonnables », conformes à une logique acquise le plus souvent dans des écoles.
Une logique qui n’est pas partagée de tous, ce qui explique bien des malentendus, surtout en ces périodes charnières comme celle que nous vivons. Plusieurs sensibilités y cohabitent, marquées par des histoires personnelles ou collectives, par des visions du monde et de la vie sociale. Beaucoup pensent que le monde tourne trop vite, que c’était mieux avant. D’autres, plus opportunistes, espèrent surfer sur les modes qui se succèdent, et en profiter sans vergogne. Les avant-gardistes tenteront, pour leur part, de participer activement à la transformation du monde, bien prompts à adopter des positions futuristes et parfois hasardeuses. Outre ces dispositions personnelles, mentionnons les déterminants traditionnels, les situations sociales qui influencent nos modes de vie et la manière dont nos nous insérons dans la société : les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux, les gens des villes et ceux des champs, les religieux et les libres-penseurs, les nouveaux venus et les « de souche », etc. Un cocktail de sensibilités, pour ne pas reprendre l’expression d’archipel, popularisée par le politologue Jérôme Fourquet.
La difficulté est grande, dans ce contexte, de trouver les bons moteurs du changement, une sorte de dénominateur commun à toutes ces sensibilités. L’offre « raisonnable » renvoie de fait à une sensibilité particulière, vite qualifiée de technocratique, qui a du mal à « embrayer » sur la société. Il faut bien, pourtant, mobiliser les sensibilités pour stimuler les intelligences, et prendre en charge collectivement les changements que la finitude du monde impose. D’autres offres politiques pourraient bien se substituer à l’offre raisonnable, d’autant que celle-ci est fortement ancrée dans notre histoire récente, marquée les 30 glorieuses, et une vision du progrès issue d’un autre temps. La « raison » d’hier n’est pas celle de demain, et le « raisonnable » ne l’est sans doute plus.
D’autres offres apparaissent, fondées sur des valeurs culturelles profondément inscrites en nous. Le nationalisme, l’affirmation d’une identité collective, prospèrent sans souci du lendemain. Il y a, à l’inverse, la peur du lendemain, qui provoque plusieurs types de réactions. Certains se tournent vers Dieu et la religion, des valeurs sures à leurs yeux, pour montrer la voie à suivre. La montée de l’islamisme et des églises évangélistes illustrent l’importance de ce phénomène. D’autres veulent réveiller la conscience de nos dirigeants, allant jusqu’à souhaiter qu’ils soient saisis de panique, à l’instar de Greta Thunberg. Chacun jugera si c’est la meilleure manière de mobiliser les intelligences. Le sentiment d’urgence n’est pas toujours de bon conseil. Les décisions s’inscrivent dans un univers linéaire, où la puissance de l’objectif principal fait parfois négliger d’autres paramètres, dont l’oubli peut se retourner contre l’objectif visé. L’indignation est un autre moteur, mais elle ne touche le plus souvent que ceux qui étaient déjà sensibilisés.
Nous pourrions énumérer de nombreux leviers relevant de la sensibilité, chacun avec leurs forces et leurs limites. A défaut d’un levier universel, des leviers spécifiques, ciblés sur des objectifs particuliers et adaptés à la diversité des contextes peuvent être activés. Une voie plus pragmatique, qui n’échappe pas pour autant à quelques pièges. Les sensibilités des prescripteurs de mesures et de leurs bénéficiaires sont souvent bien éloignées, ce qui provoque des malentendus. Prenons l’exemple de la rénovation thermique des bâtiments, présentée comme un axe majeur de la lutte contre l’effet de serre. De nombreuses études montrent que les principaux intéressés, les habitants des locaux à rénover, souhaitent des travaux tous azimuts, dont les bénéfices touchent à la santé, au confort et à la qualité de vie, autant qu’aux économies d’énergie et au climat. Cela n’empêche pas le discours officiel de cibler exclusivement l’énergie, au point d’appeler le label préparatoire aux nouvelles réglementations « E+C- », énergie positive et réduction de carbone, des objectifs technocratiques bien éloignées des préoccupations des occupants, et excluant les autres avantages potentiels attendus. D’une manière générale, le discours environnemental se réfère exclusivement à la planète, au détriment de la qualité de vie. Il est souvent accusateur, ce qui peut se comprendre au regard de la dégradation du milieu et des pressions excessives sur la planète, mais ne touche guère les sensibilités de l’immense majorité des humains, et par suite ne mobilise pas leur intelligence. Celle-ci s’exercera donc sur leurs préoccupations immédiates, sans se soucier du futur.
Il n’est pas impossible d’élargir le champ de nos sensibilités, de manière à faciliter la recherche d’un dénominateur commun au plus grand nombre. L’impact des grandes manifestations sportives ou culturelles sur l’environnement, par exemple, commence à prendre de l’ampleur, hélas du fait d’événements marquants, exemples évidents de ce qu’il ne faut pas faire. Nous sommes encore loin du compte, comme l’illustre la réaction de l’entraineur du PSG, plaisantant en réponse à une question sur les modes de déplacement des joueurs et leur impact climatique. Mais la sensibilité à l’environnement progresse malgré de nombreux errements. L’enjeu aujourd’hui est de la cultiver et de la transformer en moteur de l’action.
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