Invisible
Nous réagissons à ce que nous voyons, et c’est bien légitime. L’invisible ne provoque guère de débat, et pourtant il pèse lourd. Il concerne aussi bien de bonnes choses, auxquelles nous tenons, et de vilaines, habilement cachées pour qu’on ne s’y intéresse pas trop.
Il y a bien sûr ce qui est sous nos yeux. Le bonheur ordinaire, pourrait-on dire. Des paysages, une histoire riche et une culture qui en est la résultante, la paix civile, une organisation sociale qui nous apporte l’essentiel de ce dont nous avons besoin pour vivre, un système médicosocial performant, et l’absence de conflit majeur.
Nous ne le voyons que par contraste avec la situation décrite dans des pays en crise, y compris des pays considérés comme « avancés » et qui se trouvent subitement secoués par des évènements violents, et par suite désorganisés, comme nous avons pu le voir il n’y a pas si longtemps dans l’ex-Yougoslavie. Nous ne connaissons pas notre bonheur, pourrait-on dire. C’est parce qu’il est invisible, et par suite mal ou pas protégé, fragile.
Ce sont d’autres facteurs invisibles qui le mettent en danger. L’absence de solidarité se manifeste notamment par la fraude. Une manière de s’exonérer de responsabilités, et de reporter la charge sur d’autres, au risque de déstabiliser toute la société. Il y a bien des manières de frauder, comme tricher sur la qualité des produits ou expédier des déchets dans des pays peu regardants. L’évasion fiscale est la plus spectaculaire de ces fraudes. Selon les estimations, elle se monte de 17 000 à 26 000 milliards d’euros, ce dernier chiffre représentant à peu près 10 fois le PIB de la France, pour donner un ordre de grandeur. La fraude fiscale coûte chaque année à l’Union Européenne une somme évaluée à 2000 milliards d’euros. En France, la fourchette va de 40 à 80 milliards d’euros pour l’ensemble des prélèvements obligatoires. Sans fraude, il n’y aurait pas de déficit…
Il s’agit là de pertes annuelles, qui se renouvellent mais qui n’affectent le potentiel productif que si elles freinent les investissements. Une autre source d’appauvrissement est l’érosion de la biodiversité. On estime son coût pour l’Union Européenne à 450 milliards d’euros par an. Il s’agit là d’une perte en capital, qui touche directement les capacités de production. Un appauvrissement continu et cumulatif. Les services gratuits que la nature nous prodigue sont nombreux et mal évalués. Il y a le volet « assurance vie », réserve de solutions disponibles en cas d’imprévu ou de catastrophe. Au fil des siècles, la nature s’est adaptée à de nombreux changements, et s’est ainsi constitué un stock de réponses aux évènements qui peuvent survenir. Il y a bien d’autres richesses à comptabiliser, invisibles parce qu’intégrées à nos modes de vie et de production. Combien vaut le climat tempéré humide dont nous bénéficions ? A combien évaluer la production de biomasse, valorisée ensuite dans nos filières agricoles, forestières, piscicoles ? Combien pour la régulation du régime des eaux, la digestion d’une bonne partie de nos rejets, et bien d’autres services rendus par la nature sans que nous ayons à la payer ? A l’échelle mondiale, des calculs ont été faits : pour les estimations les plus prudentes, c’est au moins l’équivalent du PIB mondial, mais certaines donnent 2 ou 3 fois cette valeur. Une valeur invisible car absente de tous les comptes, malgré son importance.
L’économie domestique, voilà une autre invisible. Elle est évoquée dans les cours d’économie, on retrouve là encore un volume du même ordre de grandeur que la production marchande. Elle n’a pas toujours bonne presse, car elle peut faire concurrence à l’économie officielle, la noble, la seule digne d’intérêt. Elle rend pourtant bien des services, au sein de chaque ménage, et dans des communautés plus vastes, sous forme d’entraide et d’échange de services. Ajoutons l’économie associative, combien apportent les restos du cœur à notre économie, ou encore les compagnons d’Emmaüs, les associations d’éducation populaire, et celles qui restaurent l’environnement, entretiennent des chemins de randonnée, et des milliers d’autres pourraient être citées.
L’économie visible, celle qui entre dans les comptes, celle dont les medias et les politiques parlent, est bien sûr très importante, mais elle n’est pas unique. Notre vie est plus complète, plus complexe, et c’est heureux. L’invisible prend souvent le relai du visible quand celui-ci est défaillant, et enrichit nos vies de plaisirs et d’émotions « qui n’ont pas de prix ». Le développement durable nous conduit à élargir notre vision. Les réponses inédites qu’il nous faut trouver pour faire face à des besoins accrus dans un monde « fini » se trouvent en changeant de focale et en croisant les regards. L’invisible est plein de ressources, que le visible met parfois en danger. Une approche sans œillères et sans filtre est nécessaire pour concilier le visible et l’invisible, et tirer le meilleur parti de chacune de ces composantes de notre vie.
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