La santé oubliée
Curieusement, c’est sous la pression des premiers intéressés que la santé est oubliée. Les agriculteurs sont les premières victimes des produits qu'ils utilisent, et pourtant ils se battent pour les conserver, parfois violemment. Il s'agit pour eux de gagner leur vie, l'aspect économique du sujet domine tout le reste, et notamment la santé. Restons dans une approche purement économique. Les agriculteurs payent chèrement le droit d'exercer leur activité, et le bénéfice qu’ils en tirent pourrait être mis en regard du nombre d'années de vie perdues, notamment d’années en bonne santé. Ils ne sont pas les seuls à payer. Leurs voisins, qui vivent à proximité de leurs champs, sont évidemment exposés à ces produits, en doses plus faibles fort heureusement, mais sans en tirer aucun intérêt, eux. La question de leur indemnisation se trouve posée. Fonds d’indemnisation créé en 2020, principe d’une indemnisation des victimes dans la directive européenne sur les émissions industrielles révisée début 2024, action collective en justice lancée début mars 2024 pour réclamer des indemnisations pour les "riverains victimes des pesticides", etc. C’est un peu comme le tabagisme passif, des victimes involontaires de pratiques porteuses de dangers.
Elargissons le cercle. Il n’y a pas que les riverains, il y a les consommateurs. Les produits agricoles ont entre autres pour but de nous nourrir. Il n’y a pas que la production, il y a aussi la conservation et le conditionnement, ainsi que la transformation de ces aliments que nous ingérons. Il y a aussi l’équilibre d’ensemble, et la pression des industriels qui voudraient bien que vous consommiez un maximum de leurs produits. Pression exercée dès l’enfance, pour créer des habitudes alimentaires bonnes non pas pour les consommateurs mais pour les industriels. C’est peut-être bon pour l’économie, mais à quel coût ? Rien que l’obésité a un coût de plus de 10 milliards d’euros par an pour la sécurité sociale, auxquels il faudrait ajouter les coûts humains et de vie quotidienne supportés par les 8 millions de personnes touchés en France (chiffres 2020).
Les malades dominantes, et elles le seront de plus en plus, sont d'origine environnementale. Milieu de vie, alimentation, rythme de vie, stress, solitude, etc. Nous supportons l'exposition cumulée au cours des années, à des éléments auquel nos corps n'ont pas été habitués. La sélection naturelle n’a pas encore fait son œuvre, pour ne retenir que les organismes capables de cohabiter avec ces produits nouveaux, ces molécules qui inondent aujourd'hui nos environnements. Une exposition qui commence avant la naissance, dans l'utérus, et se prolonge jusqu'aux derniers jours.
Toutes les politiques apportent leur contribution à ces multiples formes d'exposition. L'alimentation, comme nous l'avons vu ci-dessus, le logement qui organise notre cadre de vie, les transports source de bruit et de pollution diverses, l'industrie dans son activité de production et la diffusion de produits dont les effets ne sont pas toujours connus, le commerce qui en est le vecteur, etc. Une contribution qui peut être favorable, mais aussi représenter un coût pour les individus comme pour la collectivité. Nous oublions souvent que si nous nous intéressons à l'environnement, c'est en grande partie parce que c'est notre cadre de vie à nous les humains, c'est l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons ou celle dans laquelle nous nous baignons, et c'est dans la nature que nous trouvons le maximum de ressources pour notre santé, et bien sûr notre alimentation, nous y revenons.
Retour à l'économie, point de départ de cette chronique, le coût de la santé est déterminé en grande partie par diverses politiques pour lesquelles la santé représente avant tout une contrainte. Des politiques qui ont souvent, pour faire face aux urgences et aux préoccupations immédiates, cherché à minimiser leurs effets sur la santé. Des gains immédiats sans doute, mais des coûts considérables par la suite, souvent diffus, payés par tout le monde sans que nous puissions identifier la part des mauvaises orientations qui ont provoqué ces dépenses. La sécurité sociale en est également victime, puisque son budget doit prendre en charge une part importante de ces coûts.
Le secteur de la santé a bien sûr sa logique propre, avec ses organisations, ses établissements, ses professionnels, mais il est tributaire de tous les autres secteurs, tout comme l'environnement, dont la qualité dépend de la manière dans tous les acteurs de la société se comportent.
La crise agricole que nous avons connue ces derniers mois offre une bonne illustration de la complexité qu'il y a à courir plusieurs lièvres à la fois, bien que ce soit une figure imposée à tous les politiques. Au nom de la souveraineté alimentaire, et de la défense de la production quantitative, des protections de l'environnement et de la santé ont été réduites ou abandonnées. Un collectif de scientifiques a ainsi pu faire le souhait que nos responsables politiques fassent « le choix de la santé publique, pas celui du cancer (1) ». Une expression forte pour rappeler que la santé et l’environnement sont partout, et que les bonnes solutions, puisqu’il est de plus en plus question de ces fameuses solutions, sont celles qui parviennent « en même temps » à satisfaire un besoin sectoriel tout en favorisant la prospérité de l’environnement et la santé publique, celle de tout le monde.
1 - « Le nouveau plan Ecophyto relève d'une politique d'immobilisme vieille de 20 ans », dans Le Monde daté des 8 et 9 mai 2024.
Edito du 22 mai 2024
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